I
Le corps d’une jeune femme reposait sur un matelas bourré de duvet d’oie. Le matelas était-il trop mou, la jeune femme était-elle trop peu habituée, on n’aurait pu le dire. Elle demeurait inconsciente. Toutefois, elle roulait un peu d’un côté à l’autre, et quand sa tête se tournait, on pouvait y remarquer une zone rasée au-dessus de l’oreille gauche, les cheveux complètement tondus sur le crâne enflé. Un fin duvet d’argent commençait à repousser.
Pour l’empêcher de remuer, ils l’attachaient avec des bandes de tissu au cadre en bois du lit. Elle paraissait brûlante, fiévreuse et agitée. Quelqu’un lui lavait, peignait et arrangeait le reste de ses cheveux en deux tresses lâches, pour qu’ils ne se changent pas en une impénétrable tignasse collée par la transpiration.
Parfois, il y avait des voix en colère, au-dessus d’elle. Des blasphèmes de démons, ou une querelle féroce entre des femmes à la voix douce. Quelqu’un fit couler de l’huile sur son front, et le liquide dégoulina le long de son nez et sur sa joue balafrée. Quand on retirait le drap de lin, la moitié de son corps était mouchetée de marques sombres, et elle portait un emplâtre d’herbes à base de consoude et de brunelle sanglé contre sa cheville droite, et un autre à son poignet droit.
Quelqu’un faisait la toilette de son corps avec l’eau d’une bassine en argent.
Des abeilles dansaient autour de la pièce, dans l’air lumineux entre les murs blancs, avant de franchir à nouveau l’encadrement de la fenêtre où dodelinaient des fleurs grimpantes. Un murmure de colombes, doux, cadencé, résonnait par-delà la fenêtre. Lavée et retournée, elle put voir par la fenêtre jusqu’aux oiseaux, d’un blanc éclatant sous le soleil, l’un d’eux avec des rayons dorés émanant de sa tête, de son dos et de son œil d’or : le Saint-Esprit niché dans le pigeonnier, en compagnie des autres colombes. Puis ce furent le feu et la douleur et les cris, et on l’attacha à nouveau sur le lit avec des draps propres, et le monde s’en fut au son d’une voix furieuse qui montait les registres depuis contralto jusqu’à alto et jusqu’au cri.
Tout du long, il y avait la lumière.
Elle arrivait toujours d’abord avec une lueur froide rose et jaune, par les fenêtres aux volets clos pour la nuit. Elle montait à l’oblique en barreaux éclatants : aussi éclatants qu’un reflet sur le fil d’une lame aiguisée. Et la lumière ondulait à la surface de l’eau dans la cruche posée sur un coffre de chêne près du lit, dansant en reflets troubles sur l’arche de plâtre blanc du plafond.
Une fois, une aile la frôla, blanche et raide comme des plumes de cygne, mais avec toutes ses pennes bordées d’or comme des pages de manuscrit. Deux voix discutaient au-dessus du lit, débattant des anges et de ces esprits vagabonds de l’air qui sont des démons, ou peut-être d’anciens dieux païens usés jusqu’à la faiblesse par l’absence d’adorateurs.
Elle vit, au-delà du plafond de la cellule blanche, un empilement graduel de cercles, des cercles à l’intérieur d’autres cercles, chacun bordé de visages et d’ailes, et derrière le visage des saints de fins anneaux d’or, fins comme une griffure de couteau, des halos aussi brûlants que le métal versé dans la fournaise du forgeron. Elle chercha, sans pouvoir le trouver, un Lion.
La lumière, inclinée dans l’autre sens, noyait d’or la pièce. Un frisson glaça la jeune femme, et des mains remontèrent les draps de lin. Un visage net à la peau claire se pencha au-dessus d’elle, ses cheveux courts changés en or rose.
« E… »
Un croassement trop bas : et l’eau d’un gobelet de bois coulait le long de ses lèvres et sur son menton, trempant les draps ; s’insinuant dans sa bouche, s’enfonçant entre des surfaces de chair déshydratée. Elle sentit en un instant le rugissement de la douleur à travers sa chair. Jambe blessée, bras blessé, corps malmené, et sa main libre de bandages qui s’agitait dans ses liens de drap.
Des doigts la libérèrent. Elle tâta de son corps tout ce qu’elle put atteindre. Le corps : entier ; pas plus de dégâts à la jambe et au bras qu’elle n’en avait déjà subi. Un élancement douloureux dans sa tête. Elle se palpa la joue, qui s’embrasa de douleur, et explora avec la langue pour découvrir les racines broyées de deux dents du fond en haut, à gauche, dans sa bouche.
« Est-ce que Thomas ?
— Thomas Rochester est vivant ! Il est vivant. Et les autres. Mon bébé… »
Encore de l’eau portée à ses lèvres, celle-ci dégageant une forte odeur d’herbes médicinales. Elle but, bon gré, mal gré ; mais resta étendue, luttant contre le sommeil, le temps qu’il fallut pour que la lumière recommence, humide de rosée et glacée, aux volets de la chambre.
Des souvenirs de ténèbres la bousculaient, d’un ciel noir et d’une nuit sans fin, et de terres qui devenaient froides comme l’hiver au beau milieu du temps des moissons.
« Ils vont suivre…
— Chut… »
Le sommeil l’emporta si vite que ce qu’elle dit fut prononcé d’une voix pâteuse, incompréhensible pour tous ceux qui étaient présents :
« Ils ne m’emmèneront pas à Carthage ! »